Chers amis de Liaisons,
Un peu plus d’un mois s’est écoulé depuis que l’État mexicain a célébré la plus triste et grotesque des fêtes : l’élection présidentielle. Vous connaissez très bien le genre de figures pathétiques et de joutes absurdes qui y sont entrées en scène. Si quelque chose est capable de réunir ce que notre frontière réciproque s’efforce de séparer, c’est bien ce sentiment de l’absurde vis-à-vis du panorama électoral.
Quelques semaines ont passé, et nous pouvons déjà distinguer les signes annonciateurs du désastre qui s’approche : l’extension de ce qu’on appelle les Zones économiques spéciales–des régions d’exception fiscale qui correspondent à une bonne partie du sud du Mexique, et qui enfoncent le clou dans le cercueil de la dépossession; la résurgence et la consolidation d’une morale du travail inséparable d’une tendance à l’auto-responsabilisation jusqu’à l’épuisement; une série d’accords avec la « mafia du pouvoir » que ce nouveau personnel politique disait entendre combattre; la continuation atroce des milliers de féminicides qui ont lieu chaque année dans le pays, et la poursuite d’une guerre civile dont le paradigme le plus évident est la fosse commune.
Nul besoin connaître notre pays de fond en comble pour reconnaître que ce désastre n’est qu’une intensification de notre situation quotidienne. Un tel futur ne pouvait qu’émerger de tous les discours pleins d’espérance; néanmoins, ils invoquent le spectre d’une époque de soi-disant splendeur historique–les « héros nationaux » et leurs « grandes transformations » par le haut–et chaque citoyen se voit donner la chance de devenir policier pour superviser l’engagement sacrificiel à « la Nation », l’engagement à l’Un anti-politique du monothéisme capitaliste, qui disqualifie comme hérétiques ceux et celles qui préfèrent s’adonner à construire un monde qu’à le détruire.
Dans un tel contexte où l’État semble avoir acquis la « légitimité » d’annihiler tout ce qui existe, nous nous sentons plus seuls que jamais–mais, pour cette raison même, bien plus denses et puissants. Nous n’avons plus à nous distinguer des progressistes, démocrates, libéraux, capitalistes vertes ou mauvais écrivains. Désormais, nous n’avons qu’à tracer, le plus nettement possible, les lignes de front qui nous traversent et confronter les pouvoirs qui nous gouvernent et nous détruisent. Une telle tâche ne peut que s’enraciner dans le désir de se retrouver et de conspirer avec ceux qui partagent, à différentes échelles, un horizon résolument plus riche et joyeux que l’Un qui veut être l’unique, en s’imposant encore et toujours depuis le dehors.
Voilà pourquoi se lier à vous fut une rencontre si heureuse, de notre point de vue. Il est tout simplement émouvant de retrouver une telle proximité dans les amitiés les plus lointaines, d’ouvrir une correspondance avec les proches inconnus, et de faire de notre dispersion géographique l’esquisse d’une force en voie de construction. Nous savons par ailleurs que cette lettre vous trouvera ensemble, conspirant. Et nous savons que c’est la meilleure manière de nous répondre : en partageant une pensée et une élaboration jusqu’à ce que notre distance coïncide avec notre force commune.